Thursday, October 18, 2012

"La classe moyenne espagnole est en voie de disparition"

Les difficultés que vivent les personnes de classe moyenne ne lui ont jamais été complètement étrangères. Et pour cause : Luis a travaillé pendant des années au service contentieux de la filiale financière de Caja Madrid.
Des papiers de procédures judiciaires pour impayés, il en a vu passer... Petit à petit, il a commencé à constater qu'aux habituels mauvais payeurs venaient se joindre de nouveaux profils. Des gens qui n'avaient guère l'habitude de grossir ce genre de listes, des gens nullement en marge de la société. Des gens de la classe moyenne.
A 57 ans, lui-même pouvait difficilement prévoir qu'il devrait se battre pour ne pas rejoindre leurs rangs. Luis préfère rester anonyme ; il est demandeur d'emploi, comme sa femme, au chômage depuis cinq ans. Leur budget est tellement serré que, pour boucler leurs fins de mois, ils ont renoncé à leurs cartes de crédit et vont résilier, ce mois-ci, leur abonnement Internet.

UN SALARIÉ SUR QUATRE AU CHÔMAGE

Luis évoque sa situation à la sortie de l'agence pour l'emploi Mendez Alvaro, près de la gare d'Atocha, à Madrid. Il est l'un des nombreux Espagnols appartenant à cette classe moyenne qui subissent l'impact de la crise de plein fouet. De cette même agence sort, tête basse, Margarita, 51 ans, auxiliaire administrative, à la recherche d'un emploi depuis trois ans. Son diagnostic ne fait pas dans la nuance : "La classe moyenne est en voie de disparition. Nous sommes comme les mammouths."
A ce jour, 35,9 % des foyers espagnols déclarent ne pas être en mesure de faire face à des imprévus, d'après le dernier sondage sur les conditions de vie de l'Institut national de la statistique. Un foyer sur quatre concède boucler ses fins de mois avec difficulté ou très difficilement, une donnée qui coïncide avec les chiffres du chômage : un salarié sur quatre. Et tandis que se succèdent les licenciements et les plans d'austérité, l'électricité augmente, comme le gaz, le coût des transports, la TVA, le barème de l'impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP)... Dans le même temps, les prix montent : de janvier 2008 à août 2012, la hausse aura été de 9,6 %.
"Un litre d'essence vaut maintenant plus cher qu'un café, assure l'ancien salarié de la filiale financière de Caja Madrid. La voiture est clouée au garage." Les économies familiales ont fondu comme neige au soleil, surtout depuis que sa femme, employée de bureau, a perdu son emploi. Leur fils aîné, âgé de 27 ans, économiste de formation, est stagiaire dans une société d'assurance ; comme dit Luis : "Il travaille gratis."

"A 57 ANS, JE N'AI AUCUNE CHANCE DE TROUVER UN TRAVAIL"

Au final, les revenus des quatre membres de la famille (le plus jeune a 15 ans) s'élèvent à 1 400 euros, que Luis perçoit en tant que préretraité (l'équivalent de 80 % de son salaire fixe, qui ne comprend pas la partie variable qu'il touchait auparavant et qui lui a été retirée en février). L'entreprise dans laquelle il a travaillé vingt-trois ans a présenté un plan social en juin. Chaque mois, 600 euros vont au crédit hypothécaire et 300 à l'emprunt qu'il a contracté pour rembourser une avance. Restent 500 euros pour boucler le mois.
Le temps où la famille partait en vacances n'est qu'un lointain souvenir. Les loisirs font partie du passé. "Avec ce que l'on a, il faut vivre tout le mois." Adieu le Circulo de Lectores [le plus grand club de lecture d'Espagne] et les cotisations versées au syndicat. Et le mois prochain, la famille cessera de s'acquitter des 90 euros pour avoir télévision, téléphone et Internet. "Je travaillais et je vivais dans une certaine sécurité, mais tout a changé, confie Luis. Je ne peux pas croire ce qui m'est arrivé. A 57 ans, je n'ai aucune chance de trouver un travail."
Les agences pour l'emploi fourmillent d'histoires comme celle de Luis. Hortensia, ex-vendeuse de 48 ans, vient de se présenter à celle de la rue Evaristo San Miguel, dans le quartier d'Argüelles, et elle sait qu'il lui reste un mois d'allocations. L'un de ses enfants a interrompu ses études d'informatique pour travailler trois mois, dans un magasin Mercadona. Sur les trois enfants de la famille, deux sont au chômage.

BIENTÔT AU TOUR DE LA CLASSE MOYENNE SUPÉRIEURE ?

Les victimes de cette tragédie silencieuse qui imprègne jour après jour la société espagnole récitent leur histoire. Tous veulent dénoncer la situation, mais aucun ne souhaite donner son nom de famille ; quelques-uns n'indiquent même pas leur prénom, ni une initiale. C'est le cas d'une femme cadre supérieur de 50 ans qui travaillait dans un important cabinet-conseil et qui se rend pour la première fois dans une agence de recrutement. Elle vient d'être licenciée en même temps que son mari : "Nous avons plein d'amis de 50 ans au chômage. Qu'allons-nous faire jusqu'à 67 ans ? Nous n'aurons ni retraite ni sécurité sociale !"
Cristina, 31 ans, retire son épargne et s'appuie sur son compagnon, qui travaille toujours. Isabel, 55 ans, qui travaillait dans une pâtisserie, raconte que chez eux, on achète uniquement des marques de grande distribution et que le temps des sorties est bel et bien fini : on se réunit entre amis à la maison, on se fait un petit ciné-club avec des films téléchargés sur Internet.
José Antonio regrette que la crise ait transformé nombre d'Espagnols en "citoyens de seconde zone d'un trait de plume". Luisa, 60 ans, qui a vu comment on a réduit son salaire et celui de son mari, s'inquiète pour leur fils, 33 ans, titulaire d'une maîtrise et d'un master, mais qui, jusqu'à ce jour, n'a trouvé des emplois que dans le bâtiment et dans des pizzerias.
Luis Fernandez, à la tête de l'association de chômeurs Adesorg, est lucide : "Ceux qui comme nous sont au chômage depuis longtemps se sont adaptés : nous travaillons au noir, réduits à l'état d'esclaves, et il va finir par nous pousser des plumes à force de manger autant de poulet ! Mais je suis aussi préoccupé par l'avenir de la classe moyenne supérieure : ils ne vont pas tarder à se retrouver, eux aussi, dans cette situation, et le choc va être rude. Habitués à une vie réglée, même sans grand luxe, ils vont bientôt tomber de haut."

Source : http://www.lemonde.fr

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