REPORTAGE - En 1982, deux French doctors ont compris que soigner les
réfugiés cambodgiens ne suffisait pas. Ils ont créé une organisation
pour offrir une seconde chance aux milliers de victimes des mines.
Retour aux sources d'un succès humanitaire.
Tracée dans la poussière avec un bâton, la marelle s'étale en
contrebas de la piste. Le soleil brûle la campagne cambodgienne,
l'humidité baigne l'air ambiant, voilant la lumière comme dans un
hammam. C'est la période qui précède la mousson, celle où les
températures dépassent les 40 °C. Mais la chaleur étouffante n'accable
pas le groupe de gamines qui sautent de case en case en soulevant des
petits nuages de terre. Parmi elles, silhouette longiligne et sourire à
attendrir un tortionnaire Khmer rouge, Kanha Theng est la grâce
incarnée. Elle court, rit, crie avec ses copines. Bonheur et innocence
d'une fille de 14 ans qui rêve de devenir médecin. En 2005, Kanha
n'avait pas 7 ans et sa vie aurait pu s'arrêter là. Un jour, son père
est revenu des champs avec un obus rouillé dans les bras. Une découverte
fréquente dans cette région de l'est du Cambodge, à moins de 20
kilomètres de la frontière vietnamienne. Il a déposé le projectile par
terre au milieu des pilotis qui soutiennent la maison pour aller
chercher un marteau et un burin. Un obus vidé de ses explosifs se revend
facilement aux ferrailleurs. L'enfant observait son père depuis
l'escalier. Au premier choc, l'engin a explosé. Une jambe de Kanha a été
emportée par le souffle. Le père de la fillette, lui, a été tué sur le
coup. Déchiqueté par les éclats.
Sans l'assistance de Handicap International (HI), l'avenir de la
petite Cambodgienne se serait volatilisé. Après son amputation,
l'organisation humanitaire l'a prise en charge. Appareillée dans le
centre de HI de Kompong Cham, sur les rives du Mékong à une heure et
demie de route de son village, elle y a effectué des séances de
rééducation. Trois fois par an, elle y retourne pour un suivi. Une moto
Honda flambant neuve, garée devant la maison familiale, témoigne de
l'attachement de l'ONG à la gamine. Payée par HI, elle permet à sa mère
d'amener Kanha au collège tous les matins. Auparavant, elle logeait chez
une tante à côté de l'établissement. Mais celle-ci l'utilisait comme
domestique et lui faisait manquer les cours. Victor Hugo et Emile Zola
trouveraient matière à roman dans le Cambodge d'aujourd'hui...
Cela fait trente ans que Handicap International porte assistance à ce
pays, trente ans que ses équipes y réparent des vies brisées, trente
ans que son organisation pallie le dénuement de cet Etat asiatique
traumatisé et ruiné à la fois par la folie meurtrière des Khmers rouges
et par les guerres qui l'ont dévasté. C'est ici qu'est née l'ONG. Deux
French doctors lyonnais, Jean-Baptiste Richardier et Claude Simonnot, y
ont pensé en 1982 alors qu'ils dispensaient des soins dans les camps de
réfugiés à la frontière de la Thaïlande. Le régime des Khmers rouges
avait été chassé du pouvoir par l'armée vietnamienne trois ans plus tôt.
Mais Pol Pot et sa clique menaient encore une guérilla sans pitié dans
les campagnes. Ils enrôlaient les jeunes et terrorisaient les
villageois. D'autres groupes pratiquaient également la lutte armée. Dans
cette guerre civile confuse, les fronts étaient partout et nulle part.
Si bien que les belligérants parsemèrent le terrain de mines
antipersonnel selon des lignes sans cesse mouvantes.
Il fallait donner un avenir à ces handicapés
Le résultat fut catastrophique. Soldats, civils, paysans, enfants ne
cessaient de marcher sur ces engins. Les blessés affluaient vers les
camps de réfugiés. Ceux qui survivaient n'y parvenaient qu'au prix d'une
amputation - 6 000 amputés sur 350 000 réfugiés. En dessous ou
au-dessus du genou, une jambe, deux jambes: les chirurgiens des
organisations humanitaires passaient leurs journées la scie à la main. A
observer tous ces amputés qui végétaient, Jean-Baptiste Richardier et
Claude Simonnot eurent une idée: soigner ne suffit pas, il faut donner
un avenir à ces handicapés. C'est l'acte de naissance de Handicap
International. En quelques mois, les deux hommes, qui n'ont aucune
compétence de prothésistes (Claude Simonnot est généraliste,
Jean-Baptiste Richardier obstétricien), établissent 17 ateliers dans les
camps. Ils «embauchent» des réfugiés pour travailler le bois et le cuir
et récupèrent le caoutchouc des pneus. «Au début, tout était un peu
empirique, avoue Jean-Baptiste Richardier. Les jambes étaient mal
ajustées, on devait refaire le travail. Mais on en fabriquait des
centaines, on a donc rapidement appris.»
Une rencontre a fait le reste. Son Song Hak a sauté sur une mine en
1980. Il n'avait pas 20 ans. Amputé au-dessus du genou, il vivait dans
un camp lorsqu'il s'est porté volontaire pour fabriquer des prothèses.
Passionné de mécanique, l'ancien soldat restait à l'atelier bien après
tout le monde afin de développer en secret une prothèse du genou. «Je
voulais refaire du vélo, explique-t-il, assis sur une banquette de sa
maison de la banlieue de Phnom Penh. Je travaillais clandestinement
parce que le docteur Richardier l'avait interdit. Il trouvait ça trop
dangereux.» Monsieur Hak, comme on l'appelle à HI, a réussi. Et depuis,
les deux hommes sont liés par une de ces amitiés qui n'ont pas besoin de
mots. Lorsqu'ils se retrouvent, un regard, une embrassade, un geste
valent plus que tous les salamalecs. Le Cambodgien est devenu le
technicien, le développeur, l'ingénieur de HI, qui a mis au point une
bonne partie des techniques encore en oeuvre aujourd'hui dans les
centres.
Avec les années, Claude Simonnot a pris du champ et c'est son
cofondateur qui a développé Handicap International et fait de cette ONG
une des plus connues et des plus respectées au monde, présente dans 63
pays. Agé de 61 ans, Jean-Baptiste Richardier tient encore fermement la
barre. Grand et mince, le visage émacié barré d'une épaisse moustache,
il dissimule derrière ses lunettes un regard attentif et décidé. L'homme
a du caractère, cela se voit et personne, chez HI, ne dira le
contraire. Sa volonté inflexible et un entêtement légendaire ont
d'ailleurs porté leurs fruits. L'ONG, qui a su frapper les imaginations
(et récolter des dons) en dressant des pyramides de chaussures, est
aussi celle qui a initié, poussé et arraché le traité d'Ottawa (1997)
qui bannit l'utilisation, la production et le commerce des mines
antipersonnel. «J.-B.», son surnom au siège de HI, a remué ciel et
terre, allant jusqu'à solliciter Danielle Mitterrand pour que son
président de mari et la diplomatie française mettent leur poids derrière
son initiative. Au bout du compte, les distinctions ont plu sur
Handicap International, la plus belle étant le Nobel de la paix 1997,
que l'ONG a partagé avec d'autres organisations pour avoir imposé
l'interdiction des mines antipersonnel.
Rançon du succès, cet accomplissement hors pair a peu à peu conduit
HI à rééquilibrer ses actions et ses objectifs. Certes, la planète est
loin d'être totalement déminée. Des mines ont encore été utilisées dans
des conflits récents, tels que la guerre de Libye, et de grands
producteurs d'armes comme les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou Israël
n'ont toujours pas signé le traité d'Ottawa (bien qu'ils adoptent des
conduites très restrictives). Mais l'organisation a évolué. «Au fil des
années, explique un responsable de HI France, nous avons su nous adapter
en redéployant nos savoir-faire historiques au service de besoins non
couverts dans les pays à faibles ressources, auprès des plus fragiles.»
HI est revenu là où se trouve l'urgence: Pakistan, Haïti, Mali... Au
Cambodge aussi, les missions ont évolué. Ce pays compte certes quelque
44 000 blessés par mine, qui nécessitent des soins à vie. Mais Benjamin
Nguyen, directeur de programme de HI dans ce pays, souligne que les
accidents de la route y provoquent désormais davantage de dégâts
physiques.
Des millions de bombes non explosées sous le sol cambodgien
Bien sûr, les mines ne sont pas les seules scories des guerres qui
ont ravagé le Cambodge. Comme on l'a vu dans le malheur qui a frappé
Kanha, les «restes explosifs de guerre» (REG) présentent un danger
mortel. Le Cambodian Mine Action Centre (CMAC), organisme de déminage
soutenu par Handicap International, mène des campagnes systématiques
dans les communes rurales. Lors de notre passage dans le village de Beng
Thmey, peuplé de Chams musulmans, les équipes du CMAC ont fait sauter
deux bombes à fragmentation de fabrication américaine de type BLU 42,
lâchées par des bombardiers B52 - le sol cambodgien en contiendrait
entre 1,9 et 5,8 millions selon le rapport international Landmine
Monitor. De la taille d'une balle de tennis, elles se trouvaient à
quelques centimètres sous terre en lisière d'un terrain de football, à
20 mètres de la mosquée... Le CMAC fait aussi de la prévention. Ses
démineurs vêtus d'uniformes bleu ciel tournent dans les écoles avec du
matériel pédagogique expliquant comment se conduire si l'on trouve un
REG. Ensuite, de porte en porte, ils demandent dans chaque foyer si
quelqu'un a aperçu des munitions. Il est permis de douter de la
sincérité des villageois qui jurent qu'ils s'empresseront de les avertir
s'ils en découvrent. Une visite chez un ferrailleur du village montre
les limites de l'exercice: deux roquettes antichars (désamorcées) et un
obus (vidé de son contenu) se trouvaient dans son stock. Des paysans les
lui avaient vendus...
Dans la province de Takeo, au sud de Phnom Penh, l'ONG a lancé le
projet Happy Child («enfant heureux»), destiné à des tout-petits
souffrant de handicaps. Là où le bitume s'arrête, au bout de pistes
poussiéreuses, les équipes de HI assistent des familles démunies. Dans
une masure occupée par un tout jeune couple, un bébé est né avec des
lésions cérébrales. L'enfant, âgé de quelques semaines, va mal.
Pourtant, les parents ont raté le rendez-vous à l'hôpital que HI avait
pris pour eux. «Il y avait un mariage familial, dit le père, qui a l'air
d'un adolescent. On comptait sur nous pour la fête.» Ailleurs, dans un
foyer tout aussi pauvre, c'est une femme entourée de deux jeunes enfants
qui doit s'occuper d'un bébé hydrocéphale. Là aussi, Happy Child assure
le lien avec un hôpital et tente d'enseigner des gestes simples à la
mère pour soulager les souffrances du petit. Handicap International
épaule et complète le système de santé publique. «Nous travaillons avec
les ministères afin de leur transférer des compétences quand le moment
sera venu», explique Benjamin Nguyen. Ce n'est pas pour demain: sans HI
et d'autres ONG, les handicapés cambodgiens auraient bien peu de
recours...
Signes avant-coureurs de l'arrivée de la mondialisation, de puissants
4 x4 aux vitres teintées roulent dans Phnom Penh. Avec un revenu par
habitant d'un peu plus de 2 dollars par jour, le pays a un besoin urgent
de développement. Les armées de mutilés et de handicapés cambodgiens en
profiteront-ils? Aux yeux du pouvoir, ils ne sont pas une priorité.
Pour que Kanha - et tous les enfants comme elle - ait un avenir, les
équipes de Handicap International devront lui tenir la main encore
longtemps.
Source : http://www.lefigaro.fr
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