Saturday, June 23, 2012

Soigner les anciens torturés est un devoir humain

La torture existe et elle se porte tristement bien. Les témoignages en provenance du monde entier nous le rappellent tous les jours. Un pays sur deux la pratique. Il faut rappeler que la frontière entre les pays qui pratiquent la torture et ceux qui ne la pratiquent pas est poreuse et fragile.

Qu'il ne s'agit pas de deux camps distribués pour toujours. Que cela fluctue en fonction de la vie des Etats, de leur politique. Les démocraties même ne sont pas à l'abri de ce fléau. Nous en savons quelque chose en France, nous qui l'avons pratiqué massivement lors de la guerre d'Algérie. Les Etats-Unis en savent quelque chose, eux qui ont signé sous l'administration Bush des textes autorisant la torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
De plus en plus souvent, les victimes de la torture sont frappées d'une double peine. Elles ont d'abord souffert dans leur chair et leur esprit. Elles ont ensuite dû fuir, abandonnant leurs proches, leurs biens, leur pays, et, une fois arrivées dans le pays d'accueil, elles sont trop souvent condamnées à l'errance, à la précarité, à une autre forme de peur. Elles sont invisibles parce qu'à la marge. Elles arrivent ainsi dans notre pays fracturées par la vie, et elles sont mises en difficulté par les barrières administratives, économiques, linguistiques. Leur histoire même est mise en doute. Il est d'autant plus difficile de les aider : la précarité du réfugié rend impossible l'aide au malade. Comment soigner son insomnie si par ailleurs il dort dans la rue ?
L'acte de torture porte atteinte à l'humanité du torturé mais aussi à celle du tortionnaire. Chez les survivants, les blessures du corps sont lentes à guérir ; les atteintes à l'esprit risquent de ne jamais disparaître, provoquant, plus tard, des réactions pathologiques. Les enfants des torturés, qui ont souvent assisté aux violences, sont aussi marqués à vie. Les soins accordés ne suppriment pas le traumatisme, ils aident seulement les victimes à vivre avec lui.
La lecture du Livre blanc Soigner les victimes de la torture exilées en France publié par le Centre Primo-Levi nous fait osciller, à chaque page, entre deux réalités. Entre le pire et le meilleur. D'un côté la violence inscrite dans la chair et l'esprit, l'humiliation, la peur, tout ce qui constitue une mort intérieure, niant l'individu, sa liberté, son intégrité, sa vie. De l'autre, l'acte de recueillir l'être souffrant. L'aider. Panser ses plaies en le soignant, en l'écoutant. Il faut être obstiné et courageux pour soigner, car cela prend du temps, plus de temps qu'il n'en faut pour détruire. Cela demande également des moyens et une volonté politique.
Les centres spécialisés dans le soin aux victimes de torture sont confrontés à cette réalité. Face aux lacunes existantes dans le dispositif d'accueil, ils proposent des améliorations. Reste une question fondamentale qu'il ne faut pas esquiver. En quoi cela nous concerne-t-il ? Il faut avoir le courage de poser cette question. La population française n'a-t-elle pas déjà assez de soucis, entre chômage, appauvrissement, incertitudes sur l'avenir ? Au nom de quoi est-il de notre devoir d'accueillir ces hommes, ces femmes, ces enfants venus du monde entier, et de les soigner ?
La réponse est double. Habitués au discours des droits de l'homme, nous oublions souvent leur corollaire, les devoirs humains, en tête desquels figure le devoir d'assistance. Ce devoir-là traverse les frontières. Telle est la leçon de l'humanisme laïque mais aussi celle de toutes les grandes religions du passé. En même temps, agir contre la torture est dans notre propre intérêt. Un Etat qui reste indifférent à la détresse des torturés et cherche surtout à s'en débarrasser n'hésitera pas demain, sous prétexte que la situation est exceptionnelle, à prendre cette pratique à son compte. Chacun de nous peut alors devenir la prochaine victime de la torture.
Il existe dans nos villes, dans nos rues, une population d'"invisibles", estimée à 125 000 personnes, hommes, femmes et enfants confondus, qui ont été brisés par la violence. Notre devoir, c'est de les rendre visibles, non pas pour les brandir et les figer dans cette identité de victime, mais au contraire pour les aider à s'en affranchir et à vivre après. Pourtant, le regard porté sur eux, nécessaire, ne suffit pas. Il faut que soit en même temps amendée et complétée la réglementation concernant ces réfugiés. Que soient mieux formés les intervenants dans ce domaine, travailleurs sociaux, psychologues, médecins, sensibilisés ainsi à la spécificité de cette souffrance.
Qu'en dépit des difficultés économiques actuelles, les pouvoirs publics prennent acte par le soutien financier de l'importance de la mission exercée par les associations qui assument les soins prodigués. Aider ainsi les victimes de la torture, c'est aider notre propre société à mieux vivre.
Miguel Benasayag, Laurent Gaudé, Louis Joinet, Olivier Le Cour Grandmaison, Rithy Panh, Serge Portelli, Nicole Questiaux, Catherine Teitgen-Colly, Tzvetan Todorov, Annette Wieviorka, sont membres du Comité de soutien du Centre Primo Levi.

Source : http://www.lemonde.fr

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