Qui a laissé mourir en Méditerranée 63 personnes qui fuyaient les affrontements en Libye, en mars 2011 ? C'est à cette question qu'a tenté de répondre une enquête de la commission des migrations du Conseil de l'Europe. Les conclusions de sa rapporteure, l'élue néerlandaise Tineke Strik, membre du parti GroenLinks (Gauche verte), devaient être dévoilées jeudi 29 mars, à Bruxelles.
Lues par Le Monde, elles concluent à une défaillance collective de tous ceux qui auraient pu sauver de la mort les occupants d'une embarcation en détresse, dans une zone où naviguaient de nombreux navires militaires.Parti de Tripoli dans la nuit du 26 au 27 mars en direction de l'Italie avec, à son bord, 72 Africains d'origine subsaharienne, dont 20 femmes et 2 bébés, ce bateau gonflable s'est vite trouvé à court d'essence et a dérivé pendant deux semaines avant d'être rejeté le 10 avril sur les côtes libyennes, près de Misrata. Faute d'informations complètes, le rapport du Conseil de l'Europe ne parvient cependant pas à établir de responsabilité directe.
Celle de l'OTAN est mise en cause par onze organisations de défense des droits de l'homme, dont Human Rights Watch qui a interpellé les autorités militaires dès juillet 2011. A la date anniversaire du drame, les ONG demandent de nouveau la publication des informations relatives à la position des bateaux de la coalition internationale dans la période.
Quatre sous-marins et, selon les jours, entre une vingtaine et une trentaine de bâtiments, croisaient alors au large des côtes libyennes dans le cadre de l'opération "Unified Protector". Dix pays membres de l'OTAN avaient déployé des moyens navals. Les associations se sont adressées au commandement maritime de l'OTAN, ainsi qu'aux ministres de la défense français, britannique, italien, espagnol, américain et canadien. Pour accentuer la pression, "nous travaillons à une plainte contre X des rescapés devant la justice française", précise, à Paris, Claire Rodier, de l'association Migreurop.
Le rapport du Conseil de l'Europe note que, selon les témoignages concordants de survivants, l'embarcation a été survolée par un petit avion - sans doute de patrouille - puis par un hélicoptère militaire, avant de croiser la route d'un gros bâtiment de marine, puis de deux bateaux de pêche.
Le canot pneumatique devait, selon les trafiquants qui avaient organisé le voyage, mettre dix-huit heures pour atteindre l'île de Lampedusa. Au bout de deux jours, son "capitaine" lance un SOS au moyen d'un téléphone satellitaire. L'appel est reçu par un prêtre érythréen vivant à Rome et relayé auprès des gardes-côtes italiens, qui diffusent une alerte.
Selon des survivants aussi, de l'eau et des biscuits seront largués par un hélicoptère portant la mention "Army". A la dérive, les naufragés vont ensuite croiser deux bateaux de pêche, un italien et un tunisien, non identifiés, qui s'éloignent. Au dixième jour, alors que des personnes commencent à mourir, un vaisseau "blanc cassé ou gris clair" poursuit lui aussi sa route après que ses occupants ont, semble-t-il, pris des photos. Le 10 avril, l'embarcation arrive à Zliten avec 11 survivants, dont deux décéderont peu après.
Selon Mme Strik, qui s'appuie sur des sources italiennes, le premier avion qui a survolé le "bateau cercueil" était français et a photographié l'embarcation. A ce moment, elle était en route et ne dérivait pas. Dans une lettre du 5 mars, le ministre de la défense, Gérard Longuet, a indiqué à la rapporteure que seul le pétrolier ravitailleur La Meuse avait, le 28 mars 2011, croisé une embarcation de migrants au large de Malte. Il ne s'agissait sans doute pas du "bateau cercueil". En revanche, le ministre n'a pas précisé l'identité de l'avion patrouilleur.
De quelle origine était l'hélicoptère ? Mme Strik n'a pas trouvé la réponse. Et le bâtiment de guerre, en principe placé sous le commandement de l'OTAN ? Le quotidien britannique The Guardian a, en mai 2011, désigné le Charles-de-Gaulle. M. Longuet affirme que c'est impossible : le porte-avions français, qui était sous commandement national, n'a jamais opéré à moins de 150 milles nautiques de Tripoli. L'état-major a toujours assuré que la route indiquée des naufragés se situait hors des zones de patrouilles de son groupe aéronaval. Deux autres navires militaires pourraient s'être trouvés dans les parages du canot. Un italien, à l'identité incertaine, à 11 milles, et la frégate espagnole Mendez-Nunez à 24 milles. Ce que conteste le ministre espagnol de la défense.
Les demandes d'éclaircissement formulées à l'OTAN sont restées sans réponse. "Au cours de l'été 2011, l'OTAN nous a dit avoir regardé tous les comptes rendus des bateaux et n'avoir trouvé aucune trace d'un problème avec une embarcation, cela s'est arrêté là", explique Judith Sunderland, une responsable de Human Rights Watch à Milan.
"On peut accepter que l'OTAN ne dise rien au moment des opérations car c'est sensible, mais un an après il faut le faire. Les informations à notre disposition ne nous permettent pas d'identifier précisément le bateau et l'hélicoptère dont parlent les survivants. Nous ne pouvons pas spéculer, nous demandons à toutes les forces présentes à l'époque de clarifier leurs positions", ajoute Mme Sunderland.
Mme Strik en conclut que faute d'informations complètes, "il est difficile de conclure à la responsabilité de l'OTAN ou de bateaux se trouvant dans ce secteur sous commandement national". Tout au plus peut-elle indiquer que l'Alliance atlantique "n'a pas su réagir aux signaux de détresse". Un point de vue incertain qui pourrait inciter la commission des migrations du Conseil de l'Europe, comme son Assemblée parlementaire, à ne pas adopter l'avant-projet de résolution proposé par Mme Strik.
Quelque 351 000 personnes ont fui la Libye et 1 500 d'entre elles ont, selon les estimations de l'ONU, perdu la vie en Méditerranée en 2011 en tentant d'échapper aux affrontements entre les forces du colonel Kadhafi et les rebelles aidés par la coalition. Mercredi 28 mars, l'OTAN soulignait avoir sauvé directement 600 personnes durant cette guerre et aidé au sauvetage de "beaucoup d'autres".
Source : http://www.lemonde.fr
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