Saturday, May 19, 2012

Quinze jours de violence ordinaire au Mexique

Jeudi 13 mai, dans un coin isolé d'une autoroute à l'est de la ville de Cadereyta, dans l'Etat du Nuevo Leon, 49 cadavres mutilés, certains décapités, d'autres sauvagement dépecés, sont retrouvés dans des sacs poubelles, éparpillés sur le bitume.

Près de la scène de crime, une "narcomanta", un message laissé par les tueurs revendique cryptiquement le charnier : "100 % Z", une façon de dire que c'est l'œuvre du cartel des Zetas, formé par d'anciens militaires d'élite, en guerre dans cette région contre le puissant cartel de Sinaloa. Les autorités locales annonceront par la suite que les victimes n'étaient pas liés à l'un ou l'autre cartel. Originaires du sud du Mexique et d'Amérique centrale, elles auraient été enlevées et massacrées dans le seul but de faire passer un message.
Cet énième fait divers ultra-violent impliquant les cartels de narcotrafiquants était suffisamment barbare pour attirer l'attention de la presse internationale, qui l'a abondamment relayé. De l'étranger, on ne retient souvent que ces crimes spectaculairement violents. On retient les décapitations, les mutilations de groupes entiers. On retient la découverte d'un sous-marin qui transportait de la cocaïne, ou d'un char personnalisé par les narcos. Les simples fusillades, les exécutions sommaires dans des terrains vagues, les meurtres quotidiens d'inconnus par d'autres inconnus sont devenus tellement banals qu'ils ne font même plus ciller.
Dans les quinze premiers jours de mai, sans compter les 49 corps retrouvés à Cadereyta, 175 personnes ont été tuées dans des centaines d'incidents liés au trafic de drogue, principalement dans les Etats du Sinaloa, de Guerrero, du Tamaulipas, de Nuevo Leon et de Jalisco. Le 3 mai, les restes de quatre personnes démembrées, dont trois reporters photographes, sont retrouvés dans le port de Veracruz. Vingt-trois personnes sont tuées ce jour-là. Le 4 mai, vingt-trois cadavres sont découverts, quatorze décapités et neuf autres pendus à un pont de Nuevo Laredo, un des corridors du narcotrafic, à moins d'un kilomètre de la frontière américaine. Un drap est suspendu, avec un message du patron du cartel de Sinaloa, Joaquin "El Chapo" Guzman, adressé au président mexicain et à un haut commandant des Zetas, Miguel Angel Treviño, dit "Z40".
"Monsieur le président, comme vous voulez nous donner un bonbon, en déclarant que selon vous il ne se passe rien et tout va bien, continuez comme ça et je vous assure que les têtes continueront à rouler. Continuez à écouter Z40 et dites que nous n'opérons pas à Nuevo Laredo (...). Moi je ne tue pas d'innocents comme tu le fais Z40, chaque mort à Nuevo Laredo est une pure ordure, autrement dit un pur Zeta."
Le 5 mai, six hommes, mineurs pour la plupart, meurent dans trois fusillades distinctes à Mexico. Douze personnes sont tuées ce jour-là dans tout le pays. Le 8 mai, un corps calciné est retrouvé dans une voiture à proximité d'une école primaire dans le Guerrero, un homme est assassiné à Arcelia et un autre, à moitié décapité, laissé sur un terrain de football. Dix personnes sont tuées ce jour-là. Le 9 mai, la police retrouve dix-huit crânes dans deux voitures en plein centre-ville de Jalisco. On apprendra par la suite qu'il s'agissait d'étudiants, de serveurs et de travailleurs enlevés peu de temps avant. Vingt-cinq personnes sont tuées ce jour-là.
Le 10 mai, un cadavre est retrouvé dans le Rio Colorado, dans le Michoacan, torturé, une pierre de 50 kilos attachée autour du cou. Douze personnes sont tuées ce jour-là. Le 11 mai, le journal El Mañana de Tamaulipas, attaqué la veille, annonce qu'il ne couvrira plus "les disputes violentes dans notre ville et dans notre pays" car "les conditions pour le libre exercice du journalisme n'existent plus". Six personnes sont tuées ce jour-là. Le 14 mai, un journaliste est retrouvé mort dans le coffre de sa voiture à Cuernavaca. A San Luis Potosí, un couple est décapité, leurs têtes laissées près d'un poste de police. Leurs corps sont retrouvés plus loin. Elle avait 18 ans, lui 17. A Juarez, un enfant de 13 ans est fusillé devant un bar. Quinze personnes sont tuées ce jour-là.

47 MORTS PAR JOUR, 4 CAS DE TORTURE, 2 DÉCAPITATIONS
Le degré de violence avec lequel vivent quotidiennement les Mexicains ne se traduit pas seulement par les chiffres. La cruauté et l'absence totale d'intérêt pour la vie humaine dont font preuve les tueurs force la société mexicaine à s'interroger sur elle-même. Intellectuels et responsables politiques tentent de trouver une explication à cette fuite en avant macabre. Le directeur de la revue Nexos, Hector Aguilar Camin, dit y voir une "perte des valeurs de solidarité et d'appartenance à une communauté". Le psychanalyste Benjamin Mayer estime lui que "la mise en scène des corps démembrés renvoie à une esthétique mexicaine gore, baroque".
Seules les statistiques, implacables, ne sont pas sujettes à interprétation. Le gouvernement mexicain n'a pas encore diffusé les statistiques officielles des morts dus à une "rivalité criminelle présumée" (selon la terminologie officielle) pour le dernier trimestre 2011. Une moyenne entre le décompte du journal La Reforma et les extrapolations d'une étude sur la violence au Mexique réalisée par l'université de San Diego arrive au chiffre de 16 419 morts en 2011, soit une hausse pour la 5e année consécutive. Plus de 50 000 personnes ont perdu la vie dans des crimes liés au trafic de drogue depuis que le président Felipe Calderon a déclaré la guerre aux narcos en 2006, déployant des dizaines de milliers de militaires dans le Nord.


A cela s'ajoutent les "desaparecidos", les disparus qui ne figurent pas tous dans les chiffres officiels ou dont les corps, sans tête ou mains, n'ont tout simplement pas pu être identifiés. La Commission nationale des droits de l'homme mexicaine comptait 16 782 disparus jusqu'à novembre 2011. La Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) n'hésite plus à parler de "tragédie humanitaire".
Les chercheurs Cory Molzahn, Viridiana Rios et David Shirk de l'université de San Diego ont résumé la chose plus scientifiquement : en moyenne, chaque journée de 2011, 47 personnes ont été tuées dans des violences liées aux drogues, dont quatre ont été torturées, deux ont été décapitées, trois étaient des femmes, et dix étaient des jeunes. Au début de l'administration de Felipe Calderon, en 2006, un meurtre lié à la drogue arrivait toutes les 4 heures. En 2011, c'est toutes les 30 minutes. Et s'il faut rappeler que le taux de meurtre au Mexique se situe dans la moyenne des pays latino-américains - 18 pour 100 000 habitants, comparé à 82 pour le Honduras, 66 pour le Salvador ou 41 pour le Guatemala - la part liée au trafic de drogue a explosé depuis 2007, passant de 31,9 % à 53,8 %.
A son actif, le gouvernement de Felipe Calderon préfère mettre en avant ce qu'il considère comme des réussites de cette guerre contre la drogue : saisies jusqu'ici de plus de 100 tonnes de cocaïne, de 6 500 tonnes de marijuana et de 950 kilos d'héroïne, confiscation de 70 000 armes, de 5 000 grenades et, surtout, l'arrestation ou le meurtre de 35 "cibles hautement privilégiées" depuis 2006, selon l'expression reprise par le Congrès américain dans un rapport publié en janvier 2011.
"A chaque fois que la stratégie de Calderon a fonctionné avec la capture ou la disparition d'un trafiquant notoire, cela a créé un vide dans les cartels, explique Roderic Camp, chercheur spécialisé sur le Mexique à l'université Claremont McKenna. On n'est pas seulement confronté à une hausse spectaculaire des meutres liés à la drogue, mais à une hausse des meurtres provoqués par les combats entre différents cartels."
En faisant la guerre aux narcos, le gouvernement mexicain a rebattu les cartes, quitte à ce que la partie lui échappe. Des six cartels qui dominaient le Mexique avant 2006, ils sont une douzaine à se battre avec acharnement pour des bouts de territoire toujours plus petits.
Les narcos eux-mêmes savent que leur "œuvre" leur survivra. En avril 2010, Ismael Zambada, dit "El Mayo", numéro 2 du cartel de Sinaloa et un des hommes les plus recherchés du pays, a accordé un entretien retentissant au magazine Proceso. Il apparaît même en couverture, souriant, les bras autour du fondateur de la revue, Julio Scherer.
Dans ses colonnes, "El Mayo" Zambada affirme qu'il n'a pas peur d'être arrêté, parce qu'il sait que quelqu'un d'autre prendra immédiatement sa place et que ce "business", qui pèse près de 40 milliards de dollars par an, continuera. Pour la simple et bonne raison que l'intérêt de "millions" de personnes était en jeu.
Selon les estimations de Vanda Felbab-Brown, experte du narcotrafic à la Brookings Institution, le trafic pèse entre 3 et 4 % du PIB du Mexique et emploie, directement ou indirectement, entre 40 et 50 % de la population
Surtout, la violence, concentrée originellement dans les six Etats qui jouxtent les Etats-Unis, s'est diffusée dans tout le pays. Les villes de Veracruz, dans l'est, et de Monterrey, ont été le théâtre de bains de sang en 2011. Des tendances qui confortent les experts qui estiment que la stratégie de militarisation ne parviendra qu'à déplacer le problème, et non à le régler.
Pour Vanda Felbab-Brown, il n'existe pas de réponse définitive sur la façon d'éradiquer la violence au Mexique. Une des possibilités serait, selon elle, d'arriver à une sorte de "narco-paix" entre cartels, un retour au statut-quo d'avant 2006. Elle admet que cette paix précaire "pourrait s'effondrer si le marché de la drogue change". Mais, ajoute-t-elle, les autorités n'ont, de toute façon, "aucun moyen de le contrôler".

Source : http://www.lemonde.fr

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